11 février 2009

Le travail de l' "obscure clarté" dans le Fantôme de l'Opéra de Gaston Leroux

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Je tenais à parler de cette splendide analyse littéraire d'Isabelle Husson-Casta, que mon amie April a eu la gentillesse de me faire connaître il y a quelques mois. Je me permets de retranscrire ici, en partie, les conversations hautement intéressantes que nous avons eues au sujet de ce roman et de ce personnage que j'admire profondément. Il s'agit uniquement de mes commentaires personnels, tout cela est donc très subjectif.

L'ouvrage est assez complexe, c'est vrai, et il faut être muni de bonnes références littéraires, et parfois d'un bon dictionnaire. Cette étude est écrite par une personne maîtrisant le roman dans ses profondeurs les plus insodables, et ayant décrypter le personnage central à merveille.Je m'explique : dès les premières pages, l'auteur fait référence à Edgar Poe et à son énigmatique nouvelle "La Mort Rouge", rapprochement que tous les adorateurs du roman ont certainement fait pour la plupart. Et l'on ne peut s'empêcher de penser à cette fameuse phrase du livret de l'opéra Faust de Charles Gounod "Et Satan conduit le bal !", lorsque l'auteur décrit la formidable apparition de ce personnage vêtu de pourpre, image qui a également marqué l'histoire du cinéma dans l'adaptation de Ruppert Julian de 1925...




Lon Chaney dans le film de 1925


Le fantôme est également comparé, très judicieusement au personnage du Baron de Gortz de Jules Verne (Le Château des Carpathes), ce baron maudit, fou amoureux d'une chanteuse d'opéra, que l'on croit enfermée dans son château en Hongrie...) On y parle aussi de références mythologiques, comme Hadès et Dionysos. Je tenais à mettre ici quelques extraits de cette brillante étude que je trouve d'une justesse incroyable :

"Il [le fantôme] cèle en lui, sur son inscrutable face et dans ses chairs malades, une nuit plus profonde encore, une ténèbre portative qui s'offense du Ciel et maudit la lumière"

"Il [le fantôme] génère une écriture du désastre"

"A des moments de retombée, de neutralisation, on comprend que son gouffre intérieur est imperceptiblement rayé de dérision, traversée de spasmes blagueurs, beaucoup plus proches de la gouaille lupinienne que de la rhétorique du Moine de Lewis"

Elle y parle même d'un certain prosaïsme de la part du fantôme dans sa revendication à la normalité.

Le fantôme de l'opéra


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Un peu plus loin dans l'étude, le rapprochement est également fait avec deux personnages bien connus des oeuvres de Hugo, Quasimodo (Notre-Dame de Paris) et Gwynplaine (L'homme qui rit), deux êtres monstrueux, dotés d'une âme plus belle et plus vaste que le commun des mortels. A la différence de ces êtres purs, presque naïfs, de la littérature romantique, Erik, quant à lui, même si l'on reconnaît volontiers qu'il possède une âme splendide, sensible et raffinée, est atteint d'accès meurtriers, liés à sa frustration amoureuse. Mais pas seulement ça. Quasimodo et Gwynplaine sont perçus comme des êtres sans malice, sans méchanceté, quasiment sans arrière-pensées. Le fantôme, pour sa part, est doté d'une intelligence hors-normes, fantaisite et passionnée. Car s'il souffre de sa difformité, il revendique sa domination intellectuelle et je dirais même presque "mentale" sur le monde qu'il régit. Ce petit monde qui est l'Opéra. Tous le craignent, et il ne rencontre jamais d'obstacles. De l'amoureux transit de Christine, il devient amant éconduit, et Erik rencontre son premier échec. Un échec cuisant. Un échec moral, physique, amoureux. Une frustration extrême intolérable.On prend alors de la distance avec les personnages pris en référence (Quasimodo et l'homme qui rit), car Erik a bien une âme, mais elle est noire, comme son monde. C'est là qu'il prend l'aspect d'un personnage gothique, comme on en croise dans les romans repris sous ce qualificatif, où il est quasiment fait l'apologie de la noirceur des âmes (Ambrosio dans le Moine, Montoni dans Les Mystères d'Udolphe).

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On rejoint également un élément essentiel de la personnalité de ces personnages en souffrance. Quasimodo, Gwynplaine et Erik sont tous trois orphelins ou du moins ont été trois enfants rejetés par leurs parents. Le premier est un enfant de bohémien abandonné sur les marches de Notre-Dame, recueilli par Frollo, qui malgré lui avoir apporté une éducation de base, ne lui apportera jamais d'affection ; le second est un enfant volé que l'on a défiguré volontairement, qui est recueilli par Ursus et élevé avec Dea, la jeune aveugle dont il tombe amoureux ; du troisième et de son enfance, on ne sait presque rien, sinon que ses parents l'ont rejeté sans pourtant l'abandonner. Dans l'épilogue du roman, il apparaît que le rapport à ses parents étaient des plus douloureux :

"D’après le Persan, Érik était originaire d’une petite ville aux environs de Rouen. C’était le fils d’un entrepreneur de maçonnerie. Il avait fui de bonne heure le domicile paternel, où sa laideur était un objet d’horreur et d’épouvante pour ses parents."

Par contre, Erik dit un jour au Persan :

"Ça va mieux, daroga ?… Tu regardes mon mobilier ?… C’est tout ce qui me reste de ma pauvre misérable mère…"
Y a-t-il dans cette phrase la douleur de l'enfant rejeté par sa mère ? (il l'aime mais n'en est pas aimé ?). De là à dire que c'est parce qu'il a manqué d'affection dans son enfance qu'il a développé ensuite des instincts aussi obscurs, c'est aller un peu loin. Le rejet de ses parents n'est pas la source complète de sa tyrannie. Ce qui change la donne, c'est plutôt son intelligence extrême. Un génie presque trop grand pour une existence qui doit se réduire aux 4 murs d'une cave, ou plus généralement à ceux de l'opéra. Ses aspirations s'en retrouvent limitées, ce qui est une autre source de frustration. Ces frustrations successives le poussent inéluctablement sur la pente de la noirceur, de l'oppression mentale, du crime, ou de l'illusion du crime. Le fantôme aspire au grandiose, au sublime : en un mot, il est profondément narcissique.Il est tellement absorbé par cet aspect, conjugué à celui, non négligeable de savoir pleurer sur son sort, qu'il est incapable de comprendre les sentiments des autres, et donc ceux de Christine.

The Phantom of the Opera (stage musical)

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L'auteur évoque un peu, (et pas assez à mon goût ), un aspect très intéressant du récit: L'assimilation du héros à l'édifice (ou de l'édifice au héros), ou l'existence du monument comme personnage à part entière. C'est le cas dans le F.de l'O. , bien entendu. L'Opéra est Erik. Erik est l'Opéra. Le monument est une extension de sa propre personnalité, avec sa face visible et invisible. Le fantôme voit tout, entend tout : il se fond dans les murs, sa voix surgit de nulle part, comme un véritable spectre, comme s'il était l'âme même de l'édifice. C'est une notion que l'on retrouve volontiers dans Notre-Dame de Paris, bien sûr. Quasimodo est assimilé à la cathédrale où il vit reclus depuis son enfance, mais dans le sens gothique du terme, où Quasimodo, s'il inspire la frayeur et la répulsion, ne teinte pas de noirceur, de terreur, l'âme même de l'édifice, puisqu'il est l'âme naïve et pure du récit. C'est plutôt Claude Frollo, lui aussi assimilé à Notre-Dame par son statut, qui lui confère une dimension opposée à celle proposée par Quasimodo. On peut penser également à tous ces romans où la demeure est un élément central : Udolphe chez Ann Radcliffe, Thornfield dans Jane Eyre, Wuthering Heights chez Emily Brontë, Manderley chez Daphné du Maurier, Dragonwyck chez Enya Seton, et j'en passe. L'édifice dans son sens large est un élément que l'on retrouve invariablement dans les romans gothiques... comme dans le Fantôme de l'Opéra, qui sans en être réellement un, en possède beaucoup de caractéristiques.

Dragonwyck (Gene Tierney et Vincent Price)

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Les allusions aux Enfers sont également nombreuses du récit de Leroux. Le passage de Christine Daaé à travers le miroir est sans doute l'élément symbolique le plus marquant, mais celui de la traversée du lac aux eaux noires l'est tout autant. Il faut y voir sans doute une référence consciente ou non au voyage vers le monde des morts de l'Enfer mythologique et un parallèle entre Hadès/Erik, Christine/Eurydice et Raoul/Orphée. Le monde d'Erik est un Enfer entouré d'eau, comme celui d'Hadès. Il vit auprès de l'eau, élément féminin par excellence, et meurt auprès d'elle. Ne se laisse-t-il pas mourir justement auprès d'une fontaine, après avoir laissé Christine s'en aller aux bras de son jeune et bel amant ?

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