11 août 2011

Le tigre qui retrouve sa proie

Je l'avoue. Je savoure la lenteur avec laquelle j'ai entrepris une relecture des Misérables, de Victor Hugo.
Et tout particulièrement, les instants - trop furtifs - où l'auteur dépeint la personnalité de l'inspecteur Javert. Car c'est grâce à Lorinda et à Flo, que j'ai pris la peine de me pencher à nouveau sur ce personnage, qui à la première lecture ne m'avait non pas rebutée, mais complètement déroutée.

Ce sont des extraits comme celui que je prends plaisir à recopier ci-dessous, qui peuvent expliquer le caractère tour à tour manichéen ou complexe, des actes et des pensées de ce singulier personnage.

"(…) Ce ne fut qu'assez tard, rue de Pontoise, que, grâce à la vive clarté que jetait un cabaret, il reconnut décidément Jean Valjean.
Il y a dans ce monde deux êtres qui tressaillent profondément: la mère qui retrouve son enfant, et le tigre qui retrouve sa proie. Javert eut ce tressaillement profond.

Dès qu'il eut positivement reconnu Jean Valjean, le forçat redoutable, il s'aperçut qu'ils n'étaient que trois, et il fit demander du renfort au commissaire de police de la rue de Pontoise.

Avant d'empoigner un bâton d'épines, on met des gants.

Ce retard et la station au carrefour Rollin pour se concerter avec ses agents faillirent lui faire perdre la piste. Cependant, il eut bien vite deviné que Jean Valjean voudrait placer la rivière entre ses chasseurs et lui. Il pencha la tête et réfléchit comme un limier qui met le nez à terre pour être juste à la voie. Javert, avec sa puissante rectitude d'instinct, alla droit au pont d'Austerlitz. Un mot au péager le mit au fait: – Avez-vous vu un homme avec une petite fille? – Je lui ai fait payer deux sous, répondit le péager. Javert arriva sur le pont à temps pour voir de l'autre côté de l'eau Jean Valjean traverser avec Cosette à la main l'espace éclairé par la lune. Il le vit s'engager dans la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine; il songea au cul-de-sac Genrot disposé là comme une trappe et à l'issue unique de la rue Droit-Mur sur la petite rue Picpus. Il assura les grands devants, comme parlent les chasseurs; il envoya en hâte par un détour un de ses agents garder cette issue. Une patrouille, qui rentrait au poste de l'Arsenal, ayant passé, il la requit et s'en fit accompagner. Dans ces parties-là, les soldats sont des atouts.

D'ailleurs, c'est le principe que, pour venir à bout d'un sanglier, il faut faire science de veneur et force de chiens. Ces dispositions combinées, sentant Jean Valjean saisi entre l'impasse Genrot à droite, son agent à gauche, et lui Javert derrière, il prit une prise de tabac.

Puis il se mit à jouer. Il eut un moment ravissant et infernal; il laissa aller son homme devant lui, sachant qu'il le tenait, mais désirant reculer le plus possible le moment de l'arrêter, heureux de le sentir pris et de le voir libre, le couvant du regard avec cette volupté de l'araignée qui laisse voleter la mouche et du chat qui laisse courir la souris. La griffe et la serre ont une sensualité monstrueuse; c'est le mouvement obscur de la bête emprisonnée dans leur tenaille. Quel délice que cet étouffement!

Javert jouissait. Les mailles de son filet étaient solidement attachées. Il était sûr du succès; il n'avait plus maintenant qu'à fermer la main.

Accompagné comme il l'était, l'idée même de la résistance était impossible, si énergique, si vigoureux, et si désespéré que fût Jean Valjean.

Javert avança lentement, sondant et fouillant sur son passage tous les recoins de la rue comme les poches d'un voleur. Quand il arriva au centre de sa toile, il n'y trouva plus la mouche.
On imagine son exaspération.
Il interrogea sa vedette des rues Droit-Mur et Picpus; cet agent, resté imperturbable à son poste, n'avait point vu passer l'homme.
(...)

Son désappointement tint un moment du désespoir et de la fureur.

Il est certain que Napoléon fit des fautes dans la guerre de Russie, qu'Alexandre fit des fautes dans la guerre de l'Inde, que César fit des fautes dans la guerre d'Afrique, que Cyrus fit des fautes dans la guerre de Scythie, et que Javert fit des fautes dans cette campagne contre Jean Valjean. Il eut tort peut-être d'hésiter à reconnaître l'ancien galérien. Le premier coup d'oeil aurait dû lui suffire. Il eut tort de ne pas l'appréhender purement et simplement dans la masure. Il eut tort de ne pas l'arrêter quand il le reconnut positivement rue de Pontoise. Il eut tort de se concerter avec ses auxiliaires en plein clair de lune dans le carrefour Rollin; certes, les avis sont utiles, et il est bon de connaître et d'interroger ceux des chiens qui méritent créance. Mais le chasseur ne saurait prendre trop de précautions quand il chasse des animaux inquiets, comme le loup et le forçat. Javert, en se préoccupant trop de mettre les limiers de meute sur la voie, alarma la bête en lui donnant vent du trait et la fit partir. Il eut tort surtout, dès qu'il eut retrouvé la piste au pont d'Austerlitz, de jouer ce jeu formidable et puéril de tenir un pareil homme au bout d'un fil.
Il s'estima plus fort qu'il n'était, et crut pouvoir jouer à la souris avec un lion. En même temps, il s'estima trop faible quand il jugea nécessaire de s'adjoindre du renfort. Précaution fatale, perte d'un temps précieux. Javert commit toutes ces fautes, et n'en était pas moins un des espions les plus savants et les plus corrects qui aient existé. Il était, dans toute la force du terme, ce qu'en vénerie on appelle un chien sage.
Mais qui est-ce qui est parfait?

Les grands stratégistes ont leurs éclipses.

Quoi qu'il en soit, au moment même où il s'aperçut que Jean Valjean lui échappait, Javert ne perdit pas la tête. Sûr que le forçat en rupture de ban ne pouvait être bien loin, il établit des guets, il organisa des souricières et des embuscades et battit le quartier toute la nuit. La première chose qu'il vit, ce fut le désordre du réverbère, dont la corde était coupée. Indice précieux, qui l'égara pourtant en ce qu'il fit dévier toutes ses recherches vers le cul-de-sac Genrot. Il y a dans ce cul-de-sac des murs assez bas qui donnent sur des jardins dont les enceintes touchent à d'immenses terrains en friche. Jean Valjean avait dû évidemment s'enfuir par là. Le fait est que, s'il eût pénétré un peu plus avant dans le cul-de-sac Genrot, il l'eût fait probablement, et il était perdu. Javert explora ces jardins et ces terrains comme s'il y eût cherché une aiguille.
Au point du jour, il laissa deux hommes intelligents en observation et il regagna la préfecture de police, honteux comme un mouchard qu'un voleur aurait pris. "

Les Misérables, 2ème partie "Cosette"
Livre cinquième, "A chasse noire, meute muette"
Chapitre X, "Où il est expliqué comment Javert a fait buisson creux"


La traque, la proie, le chasseur... Un champ lexical d'une monstrueuse animalité...
Quant à Javert, ne faudrait-il pas dans une certaine mesure le comparer au personnage de Claude Frollo, dans Notre-Dame de Paris ? Cette référence à la mouche et à l'araignée n'est-elle pas semblable aux évocations du chapitre "Les deux hommes vêtus de noir" de cet autre roman ?
Javert, comme Frollo, par la simple définition de leur fonction, sont du côté du bien, ou de la justice dans ce qu'ils ont de plus élevés.
Javert, à force d'être irréprochable, en devient abject. Où s'est donc égarée son humanité ?
Il y aurait tant à dire sur ce personnage, qui sous des dehors parfaitement monolithiques, et toute l'apparence d'un certain sadisme, n'en est pas moins d'une rare complexité.

Philip Quast (Javert) dans Les Misérables (1995) ou Le regard du fanatique

2 commentaires:

  1. Merci pour ce nouvel article sur Javert ! En effet, il est très comparable à Frollo ! Ils sont tous deux assimilés à des araignées ! Bravo pour cette trouvaille que j'aurais du mettre sur mon article les concernant tous deux !
    Ensuite, je suis désolée pour mon silence radio mais mon été fut chargé. Je comptais justement rentrer à nouveau en contact avec toi, très chère, lorsque je recevais ton message (qui m'a fait plaisir) :D.
    Je serais ravi de lire ce texte sur Javert et de parler d'avantage avec toi. J'ai une adresse hotmail ! ( f.de.lo@hotmail.fr)
    J'espère que tu vas bien. A bientôt !

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  2. Bonjour ma chère Flo !

    J'espère que tu vas bien aussi.

    Je suis heureuse d'avoir de tes nouvelles !

    Je t'envoie le texte sur Javert dans la journée.

    A bientôt !

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